Le Chantier Art Déco à Wasquehal
Nous sommes arrivés mercredi 16 Décembre, avec Alexandre Rabozzi, vidéaste, et moi-même en début d’après-midi à l’école de la rue Turgot à Wasquehal.
Le chantier Art Deco est composé d’une vingtaine de femmes, encadré par un homme, Olivier, qui semble apprécié par toutes. Elles travaillaient à la confection de cape de Noël et à la construction de décor pour le marché de Noël de Wasquehal. Après une re-présentation du projet Mille Vies, nous les avons accompagnés dans leur travail. C’est à dire que nous nous sommes assis avec elles et avons parlé simplement en les regardant œuvrer. Alexandre dans une pièce et moi dans une autre. Nous les avons questionné sur cette mission, leurs parcours, leurs vies, de manière informelle. Et elles aussi nous posaient des questions. Nous sommes restés comme cela deux heures et leur avons dit « à demain ».
Nous avons été accueillis avec une joie et une tranquillité propice au dialogue et, il faut le dire, des sourires à n’en plus finir.
Jeudi 17 Décembre et vendredi 18 Décembre
Nous partageons le café, les biscuits, le thé tchadien de H. dont la recette restera mystérieuse pour tout le monde. Les collègues ne manquent pourtant pas d’insister auprès d’elle afin d’obtenir l’aveu de l’ingrédient secret : au milieu de la menthe, du sucre et des feuilles de thé il manque un élément. (J’étais sûre que c’était de l’hibiscus. Raté !) Puis elles se remettent au travail. Les échanges s’intensifient depuis la veille. Alexandre installe une caméra, filme les discussions, le travail. J’allume mon dictaphone : problème de pile : Je prends des notes. Et je confectionne des boules de Noël sous le regard attentionné de D. , grande femme à lunette très forte en dessin (« c’est mon expérience dans l’animation avec les enfants »).
Certaines femmes ont envie de parler, de répondre aux questions. Nous proposons donc de se retrouver dans la pièce dédiée à la pause afin d’engager des échanges plus intimes. Elles peuvent choisir bien entendu d’être filmées ou non, enregistrées ou non. Alexandre capte tantôt les mains, tantôt les yeux de nos interlocutrices. (Nous n’utiliserons que ce qu’elles voudront bien nous offrir)
Après le prénom, l’âge, j’entame une première question : « Dans ces x années, combien de vies pensez-vous avoir vécu ? » Certaines « découpent » leur vie en saisons : l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte etc. D’autres en changements professionnels, virages amoureux, migrations… D’autres ne voient pas de « grandes révolutions » mais une simple continuité. Les questions suivantes sont orientées par leurs réponses, certaines reviennent « qu’est-ce qu’il y a de plus important ? », « quelle est votre vie rêvée ? » « si vous pouviez changer une chose dans celle-ci ? ». Le monde de la personne invite aussi des interrogations particulières « ton pays te manque ? ». Parfois elles me sont renvoyées alors je me livre de même. Je me rends compte que c’est un premier échange. C’est à dire qu’il y à des sujets qu’on aborde d’une manière la première fois et d’une toute autre façon la seconde etc… Et la prochaine, je sais bien ce que je leur demanderai.
Ce qui leur est commun est que toutes se sentent bien au chantier, apprennent, se découvrent, se soulagent. « Le bonus » est que chacune amène un savoir-faire, qu’elle transmet spontanément. De commun aussi, il y a la bataille du marché du travail. Pas de travail, pas de formation. Le chômage à long ou court terme. Des faillites, des licenciements ou des arrêts nets : un déplacement, un enfant… Le travail n’aime pas beaucoup les grands changements ! Certaines aujourd’hui cherchent plutôt « à s’occuper », persuadée qu’elles ne trouveront pas d’emploi. D’autres ont déjà, à quelques semaines de chantier, des projets professionnels prêts à jaillir et veulent se faire travailler les unes les autres. Des projets de couture ou d’animation…
Rien n’est noir ou blanc.
A 38 ans, C. n’a jamais travaillé. Après un CAP raté, elle ne s’est occupé que de ses enfants. B. , désormais formatrice au chantier est passée par l’Art Deco. Arrivée en France il y a 7 ans avec un Bac ES (qu’elle porte fièrement), elle n’a pas pu s’inscrire à la fac et s’est mise à travailler. S. était au chômage depuis des années… O. aussi. S. a arrêté le lycée en Première et cherche à prendre confiance en elle, elle aimerait faire du théâtre… Ectaetera Ectaetera. Il serait trop long de rapporter les Mille vies de toutes ces femmes :
nous avons rencontré Nathalie, Basma (le sourire), Alison, Ouria (la liberté), Zahua (la fleur), Catherine, Sylvie, Cindy, Hawa, Dominique, Anaïs, Sabrina, Marie-Pascale, Naïma, Carole.
Bien sûr il n’y a pas que le travail. « Qu’est-ce qu’il y a de plus important ? » « La famille ! » « De vivre tranquille et sans conflits» « Les enfants » « Ma maman ! Je veux vivre toute ma vie avec ma maman » « La confiance » « La religion. Ma vie c’est le destin. C’est le destin qui dit si je dois être là ou là, alors je vis au jour le jour. »
Nous avons passé la journée « là », à écouter ce qu’elles veulent bien nous dire ou ce qui s’inscrit dans leurs silences. Personnellement je m’y sens bien dans ce chantier. C’est agréable d’être entre femmes : des mères courage, des femmes-enfants, des femmes-maîtresses etc.
Si le monde marchait avec la solidarité que nous avons entre-aperçue durant ces trois jours, il irait vachement mieux.
Le lendemain matin, vendredi donc, elle nous présente leurs créations : des costumes égyptiens, une momie qu’elles appellent Arthur, des décors représentant la Bastille (pas de lien entre Arthur le Roi et le château fort), un totem-robot, des meubles etc. Alexandre filme l’ensemble. Nous filmons à nouveau en tête à tête quelques filles puis partons l’après-midi sur le marché de Noël où elles installent leurs confections. Enfin elles bougent ! ça chante, ça s’énerve, ça rigole, ça danse… et il fait froid ! Tout le monde est pressé que ça se termine. Elles sont en vacances à 16h30 et c’est sacrément attendu.
Nous partons avec une première intention de revenir. Toutes n’ont pas eu le temps de nous parler « seule à seule ».
(J’aimerais revenir jouer un impromptu, à partir d’elles, et poursuivre cette rencontre. Je pense que si je jouais une pantomime les mettant en scène, sans costumes et sans mots, elles sauraient se reconnaître.)
« Et nous, quand est-ce qu’on vous pose des questions ? », demande H.
On a besoin de leur rendre la pareil.
Louise.